interview, le 23 mai 2015 : Fabien Paoli
ex-Président de Moby France, fondateur du Syndicat Professionnels des Transporteurs de Corse
Depuis le tout début de la Moby Lines, l'infatigable Fabien Paoli arpente les quais du port de Bastia. Des patrons comme Fabien Paoli, qui a connu la guerre, on n'en voit pas beaucoup. Sur son bureau, au rez-de-chaussée d'un immeuble ancien de la rue Luce de Casabianca (du nom du célèbre Commandant corse du fleuron de la flotte de Napoléon qui mourut héroïquement au combat), pas d'ordinateur ; au port, où il va amicalement saluer et converser avec dockers, officiers, pilotes, ou agents d'escale de toutes compagnies, il est appelé par son prénom. Comme tous les bastiais, je l'ai croisé plusieurs fois, cet homme aux yeux bleus impeccablement habillé en toute circonstance, qui ne cesse de courir entre le port, la Chambre de Commerce et son bureau à l'agence Colonna d'Istria, sous l'enseigne de la compagnie italienne à la baleine bleue. Ce samedi matin, il s'est levé tôt pour assister à l'arrivée du Moby Drea, sous la pluie (qu'importe, Fabien Paoli n'a pas peur mouiller sa veste !). Il m'invite à le suivre à bord, où il est chaleureusement accueilli par l'équipage, m'offre un cappuccino, et commence à me conter, avec un accent corse prononcé, l'histoire de sa compagnie en détail, avec passion, de manière très structurée, et non sans quelques touches d'humour parfois, à l'image de son caractère en parfait adéquation entre bonhomie méridionale, rigueur et droiture d'esprit...
Vidéo tournée à bord de l'Elba Prima en 1969 |
• À quoi ressemblait la Moby Lines au commencement ? Quand est-ce que la compagnie a ouvert des lignes en Corse ?
"Au départ, la petite compagnie s’appelait la NavArMa (Navigazione Arcipelago Maddalenino), elle a bien prospéré depuis ce temps-là. Dans les années 1960, un petit bateau qui s’appelait l’Elba Prima, qui transportait 40 voitures et 250 passagers, a ouvert la ligne entre Piombino et Bastia en saison. Il reliait en fait Piombino à Portoferraio à raison d'une ou deux traversées par jour, et Piombino à Bastia une ou deux fois par jour également." |
• Un peu comme le Corsica Express le fait en été ?
"Rien à voir : on était les meilleurs, et on l’est encore ! Nous avons d'ailleurs une part de marché sur l’Île d’Elbe de 90% avec la compagnie Toremar que nous avons acquis récemment, tandis que les autres, parfois placés là par obligation pour nous éviter d’être en situation de monopole, y font un petit tour occasionnellement, pour ne pas dire accidentellement. Notez qu’il a été préféré d’allouer cette tâche de 'brise-monopole' à nos concurrents italiens plutôt qu’aux sud-américains, qui voulaient acheter des lignes.
Enfin, nous y sommes présent depuis 40 ans. Ne comparons pas ce qui n’est pas comparable."
"Rien à voir : on était les meilleurs, et on l’est encore ! Nous avons d'ailleurs une part de marché sur l’Île d’Elbe de 90% avec la compagnie Toremar que nous avons acquis récemment, tandis que les autres, parfois placés là par obligation pour nous éviter d’être en situation de monopole, y font un petit tour occasionnellement, pour ne pas dire accidentellement. Notez qu’il a été préféré d’allouer cette tâche de 'brise-monopole' à nos concurrents italiens plutôt qu’aux sud-américains, qui voulaient acheter des lignes.
Enfin, nous y sommes présent depuis 40 ans. Ne comparons pas ce qui n’est pas comparable."
• Comment a évolué la desserte de la Corse par Moby ?
"En 1974, la NavArMa a décidé de construire un bateau qui s’appelait le Bastia, preuve qu’ils s’intéressaient à la Corse. Il reliait Livourne et Piombino à Bastia. Quelques années plus tard, en 1981, le Giraglia, du nom de la petite île au bout du Cap Corse, vint renforcer l’offre de la compagnie sur l'île de beauté au départ de l'Italie, en suppléant le Bastia.
"En 1974, la NavArMa a décidé de construire un bateau qui s’appelait le Bastia, preuve qu’ils s’intéressaient à la Corse. Il reliait Livourne et Piombino à Bastia. Quelques années plus tard, en 1981, le Giraglia, du nom de la petite île au bout du Cap Corse, vint renforcer l’offre de la compagnie sur l'île de beauté au départ de l'Italie, en suppléant le Bastia.
Ensuite, en 1982, nous avons fait l’acquisition du Moby Blu, un bateau anglais qui revenait tout juste de la campagne des Malouines. C’est à partir de ce moment là que l’on peut dire que Moby a pris pied en Corse ; d'ailleurs, à l’époque, le slogan publicitaire était 'un pied sur la Corse, un pied sur l’Italie : la Corse à deux pas' !
Il y eut plus tard le Moby Love, le Moby Vincent et bien d’autres… La NavArMa devint Moby Lines en 1992, au moment de l'entrée dans la flotte du Moby Fantasy. |
Actuellement, nous sommes présents sur la Corse en saison uniquement : nous avons essayé de faire fonctionner ces lignes toute l’année, mais ça ne marchait pas, car avec deux compagnies l’hiver entre la Corse et l’Italie, ce n'est que difficilement faisable, et la rentabilité est plus que douteuse.
Moby Lines a été créée en 1959 par le 'grand patron' Achille Onorato, qui avait tout juste 20 ans lorsqu’il a créé sa première compagnie maritime, une compagnie de remorquage sarde. C’est aujourd’hui son fils Vincenzo qui gère la société, et il a fait son possible pour que la compagnie se focalise davantage sur le transport de passagers, une idée qui, à l’origine, ne plaisait pas beaucoup au père… C’est une démarche qui a porté ses fruits, puisqu’aujourd’hui, la Moby est leader du marché à l’Île d’Elbe et en Sardaigne, grâce notamment à l’acquisition en partie de la compagnie Tirrenia, au moment de sa privatisation, en 2012."
Moby Lines a été créée en 1959 par le 'grand patron' Achille Onorato, qui avait tout juste 20 ans lorsqu’il a créé sa première compagnie maritime, une compagnie de remorquage sarde. C’est aujourd’hui son fils Vincenzo qui gère la société, et il a fait son possible pour que la compagnie se focalise davantage sur le transport de passagers, une idée qui, à l’origine, ne plaisait pas beaucoup au père… C’est une démarche qui a porté ses fruits, puisqu’aujourd’hui, la Moby est leader du marché à l’Île d’Elbe et en Sardaigne, grâce notamment à l’acquisition en partie de la compagnie Tirrenia, au moment de sa privatisation, en 2012."
• Quels sont les projets de Moby ? De nouvelles lignes vont-elles ouvrir ?
"Concernant la Corse, notez que la crise nous a affaibli : les gens voyagent moins car ils n’en n’ont plus les moyens, nous fonctionnons donc au ralenti. Mais nous ne perdons pas de vue qu’il y a un marché français sur lequel nous pourrions nous implanter. Je ne suis pas l’armateur, mais je peux vous dire qu'il n’est pas impossible de nous revoir bientôt de l’autre côté de la rive, sur les lignes françaises !
Nous avons ouvert la ligne Bonifacio-Santa Teresa en 1985, le Moby Bastia faisait il y a quelques années 10 allers-retours par jour entre la Corse et la Sardaigne, aujourd’hui il n’y en a plus que 4. Cependant, la situation actuelle de la Saremar, l'autre compagnie qui relie Bonifacio à Santa Teresa et qui risque la liquidation judiciaire, pourrait nous permettre d’assurer cette liaison, qui est 'libre' et non-subventionnée du fait qu’il s’agit d’une ligne internationale, toute l’année, alors que nous n’y sommes que six mois par an pour le moment.
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Il n’y a pas besoin d’appel d’offre : Moby est en capacité de relier la Corse à la Sardaigne toute l’année. On nous parle aujourd’hui de continuité territoriale, mais on oublie que ce genre de solution s’applique sur les lignes France-France ou Italie-Italie. Les beaux-parleurs, les personnes qui nous matraquent, devraient faire l’effort de savoir de quoi ils parlent, au lieu de se faire une opinion à travers les journaux qu’ils lisent."
• En 2009, vous sembliez décidé à ouvrir une ligne Nice-Corse. L'idée a-t-elle été abandonnée ?
"Nous avions prévu d’ouvrir une ligne Nice-Corse en 2009, mais le port de Nice est un peu particulier : il y a des contraintes au niveau de la taille du bassin, de la disponibilité des postes à quai. Nous avons jugé que nous n’étions pas prêts pour Nice, notre flotte n’était pas adaptée, et de plus, la SNCM et Corsica Ferries y étaient déjà bien implantés ; l’arrivée d’une troisième compagnie aurait été problématique."
• Et maintenant qu’il n’y a plus que la Corsica Ferries est en situation de monopole sur les lignes Nice/Toulon - Corse ?
"Nous avions prévu d’ouvrir une ligne Nice-Corse en 2009, mais le port de Nice est un peu particulier : il y a des contraintes au niveau de la taille du bassin, de la disponibilité des postes à quai. Nous avons jugé que nous n’étions pas prêts pour Nice, notre flotte n’était pas adaptée, et de plus, la SNCM et Corsica Ferries y étaient déjà bien implantés ; l’arrivée d’une troisième compagnie aurait été problématique."
• Et maintenant qu’il n’y a plus que la Corsica Ferries est en situation de monopole sur les lignes Nice/Toulon - Corse ?
"Souvenez-vous : la région Corse refusait illégalement de payer l’aide sociale que nous aurions dû toucher lorsque nous reliions Toulon à Bastia (NB : de 2010-2011, 150 000 passagers transportés). Les autres compagnies en bénéficiaient, et nous, nous étions 'ceux qui dérangions'. La CGT de Marseille prétendait que nous n’avions pas le droit d’y aller, ce qui est faux, car la libre-circulation entre pays européens permet à nos navires, qui naviguent sous pavillon italien de premier registre, de faire des traversées en France, à condition de respecter les normes du pays d’accueil concernant les contrats de travail, ce que nous faisions !
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La preuve : nous sommes allés au tribunal administratif, nous avons gagné en première instance, et en appel ; en deuxième instance il y a eu condamnation et le Président du Conseil Exécutif de Corse (NB : il s'agit du député Paul Giacobbi, qui sera plusieurs fois évoqué mais dont le nom jamais cité par Fabien Paoli), qui disait que je 'parlais trop' et que je 'ne connaissais rien à la loi', a dû se résoudre à nous verser cette aide sociale de 850 000€ que nous avions avancé à nos passagers, car même n’ayant pas le contrat, nos clients bénéficiaient de l’aide sociale tant j'étais sûr que nous devions toucher cette dernière. Il y a eu abus de pouvoir, discrimination, concurrence déloyale, et même propos infamants : en effet, ce monsieur qui veut donner des leçons à tout le monde avait déclaré après avoir perdu en première instance qu’il ne paiera pas quoiqu'il en soit, comme s’il était au-dessus des lois. Nous n'avons pas besoin d'un second Napoléon, le premier nous a suffit...
Je suis à l’agence Colonna D’Istria depuis 54 ans. C’est l’agent général de Moby en Corse, elle existe depuis les années 1930. Lorsque nous avons ouvert la ligne Toulon-Bastia en 2010, l’armateur avait mis à ma disposition le Moby Corse, que la SAS Moby France, dont j’étais le Président, louait.
L’augmentation astronomique du prix du carburant (NB : le prix a doublé entre 2010 et 2011) a fait que Moby s’est concentré sur les lignes italiennes. La compagnie cherche à se développer davantage encore en Italie avant de partir à la conquête de nouveaux marchés. Une société née de la fusion de Moby et Tirrenia, la Cin (Compagnia Italiana di Navigazione, à prononcer 'tchin'), prend forme peu à peu, et une fois cette société bien assise, nous en reparlerons. Il n'est d'ailleurs pas impossible à mes yeux que la 'Moby Lines' devienne la 'Cin'..."
• Une rumeur dit que le Corse de la SNCM intéresse Moby, qu'en est-il ?
Je suis à l’agence Colonna D’Istria depuis 54 ans. C’est l’agent général de Moby en Corse, elle existe depuis les années 1930. Lorsque nous avons ouvert la ligne Toulon-Bastia en 2010, l’armateur avait mis à ma disposition le Moby Corse, que la SAS Moby France, dont j’étais le Président, louait.
L’augmentation astronomique du prix du carburant (NB : le prix a doublé entre 2010 et 2011) a fait que Moby s’est concentré sur les lignes italiennes. La compagnie cherche à se développer davantage encore en Italie avant de partir à la conquête de nouveaux marchés. Une société née de la fusion de Moby et Tirrenia, la Cin (Compagnia Italiana di Navigazione, à prononcer 'tchin'), prend forme peu à peu, et une fois cette société bien assise, nous en reparlerons. Il n'est d'ailleurs pas impossible à mes yeux que la 'Moby Lines' devienne la 'Cin'..."
• Une rumeur dit que le Corse de la SNCM intéresse Moby, qu'en est-il ?

"Ça fait partie des bavardages, oui ; on est intéressé par tout. Le Corse est 'achetable'. L’achat de ce genre de bateau nécessite tout une étude vis-à-vis de sa fiabilité, de son prix, entre autres. Le Corse n’est pas un mauvais bateau, mais il est fait pour des traversées courtes. Après, c’est un bateau qui a 30 ans, et nous avons dans la flotte des navires modernes comme les Moby Aki et Moby Wonder, il serait donc peut-être préférable d’aller de l’avant. Je ne dis pas qu’on ne l’achètera pas, mais rien n’est fait pour le moment, ce ne sont que des bruits de couloirs, et n'oubliez pas que le fait de dire que Moby veut acheter le Corse permet de donner de la valeur au navire et à sa compagnie… Ça s’appelle de la politique-fiction."
• (Le Commandant du Moby Drea prend place à la table au bar du navire, Fabien Paoli en profite pour enchaîner habilement la conversation sur un sujet qui lui tient à cœur : le projet du port de la Carbonite) :
"Faire accoster un navire comme le Moby Drea, qui mesure 185 mètres, nécessite des compétences différentes de celles requises pour manœuvrer l’Elba Prima, qui faisait 40 mètres de long, mais aussi des infrastructure différentes !
Je veux dire que l’avenir du port de Bastia doit se faire ailleurs : l’actuel ne permet pas à des bateaux comme le Moby Drea de rentrer et sortir quelle que soit la météo."
• (Le Commandant du Moby Drea prend place à la table au bar du navire, Fabien Paoli en profite pour enchaîner habilement la conversation sur un sujet qui lui tient à cœur : le projet du port de la Carbonite) :
"Faire accoster un navire comme le Moby Drea, qui mesure 185 mètres, nécessite des compétences différentes de celles requises pour manœuvrer l’Elba Prima, qui faisait 40 mètres de long, mais aussi des infrastructure différentes !
Je veux dire que l’avenir du port de Bastia doit se faire ailleurs : l’actuel ne permet pas à des bateaux comme le Moby Drea de rentrer et sortir quelle que soit la météo."
• On a donc besoin du port de la Carbonite selon vous ?
"Oui, on doit faire le port de la Carbonite, avec bien entendu toutes les précautions d’usage pour faire plaisir aux 'verts' concernant les posidonies, notamment. Ça prend un bon chemin, mais il aura fallu 30 ans pour le faire, et on perd du temps. Bastia est noyé l’été, quand il y a cinq ou six bateaux qui chargent et déchargent simultanément des milliers de voitures et 500 camions tous les jours. |

• L'adaptation de la flotte aux futures normes environnementales a-t-elle été évoquées ? Je veux parler des épurateurs de fumée qui ont été installés, par exemple, sur les navires de la Brittany Ferries...
"La Moby est en première ligne concernant 'l’évolution', comme c'est précisé dans nos brochures. Une loi en vigueur depuis 2 ou 3 ans oblige les bateaux qui restent plus de deux heure à quai, en principe, à allumer un moteur alimenté au fioul léger, plus écologique, mais compte tenu de la conjoncture actuelle, avec le prix du fioul léger qui est deux fois plus élevé que celui du carburant traditionnel, c’est très difficile à mettre en œuvre : si aujourd’hui tous les bateaux qui viennent en Corse appliquaient la loi à la lettre, ils ne pourraient simplement plus naviguer, car ce serait synonyme d’une flambée des tarifs, et l’économie de l’île serait gravement touchée. Il faut penser à tout ! Avec le port de la Carbonite, les bateaux à quai seraient alimentés à l’électricité, ce qui permet de diminuer considérablement la pollution, et ce port permettrait aussi de fluidifier la circulation, parce qu'il ne faut pas perde à l'esprit que les embouteillages d'été, avec toutes ces voitures et leurs climatisations, polluent bien plus que nos bateaux !"
"La Moby est en première ligne concernant 'l’évolution', comme c'est précisé dans nos brochures. Une loi en vigueur depuis 2 ou 3 ans oblige les bateaux qui restent plus de deux heure à quai, en principe, à allumer un moteur alimenté au fioul léger, plus écologique, mais compte tenu de la conjoncture actuelle, avec le prix du fioul léger qui est deux fois plus élevé que celui du carburant traditionnel, c’est très difficile à mettre en œuvre : si aujourd’hui tous les bateaux qui viennent en Corse appliquaient la loi à la lettre, ils ne pourraient simplement plus naviguer, car ce serait synonyme d’une flambée des tarifs, et l’économie de l’île serait gravement touchée. Il faut penser à tout ! Avec le port de la Carbonite, les bateaux à quai seraient alimentés à l’électricité, ce qui permet de diminuer considérablement la pollution, et ce port permettrait aussi de fluidifier la circulation, parce qu'il ne faut pas perde à l'esprit que les embouteillages d'été, avec toutes ces voitures et leurs climatisations, polluent bien plus que nos bateaux !"
Merci à M. Paoli d'avoir accepté d'être interviewé par SHIPMANIA